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Ce que Safiya Sinclair doit à Jah

« Immobile ma vie – fusil chargé ». Safiya Sinclair a placé ce vers d’Emily Dickinson en exergue de Dire ­Babylone – le récit d’une jeunesse sous l’emprise d’un père maltraitant, partisan d’une approche stricte du rastafarisme – comme pour annoncer au lecteur qu’une femme va répliquer à quelque chose qui l’empêche ou la tue à petit feu. Comment s’y prendra-t-elle ? Alors qu’on traverse Paris à sa rencontre, l’image d’une poète armée nous trotte dans la tête.
Tout de noir et de doré parée, Safiya Sinclair nous attend à la terrasse d’un célèbre palace, rue de la Paix. En guise de fusil, l’écrivaine jamaïcaine a publié une autobiographie, à l’aube de ses 40 ans. Dire ­Babylone a été salué par Barack Obama et Salman Rushdie. Pas mal pour des débuts qui n’en sont pas vraiment puisqu’elle a publié son premier poème à 16 ans, dans le supplément littéraire du quotidien Jamaican Observer. En 2004, elle a été retenue parmi les huit « meilleurs poètes de la Jamaïque » et conviée à un atelier de poésie à Kingston par le Prix Nobel de littérature caribéen Derek Walcott (1930-2017).
Deux ans plus tard, Walcott appuie sa candidature pour Bennington College, prestigieuse université américaine du Vermont qui compte parmi ses anciens les écrivains Bret Easton Ellis et Donna Tartt. En 2016, entre un master à l’université de Virginie et une thèse en Californie, Safiya Sinclair publie son premier recueil de poésie, Cannibal (non traduit), distingué par cinq prix. Mais cette success story à l’américaine ne suffit pas à saisir sa trajectoire. Pour la comprendre, il faut accepter de suivre ce mouvement de va-et-vient propre à la mer et à la mémoire, qui est celui de son livre et de notre conversation. Tout part du nord-ouest de la Jamaïque, à Montego Bay, où elle est née en 1984.
Là, sur la plage de White House, au milieu des complexes hôteliers de luxe, subsiste un village de pêcheurs dont un bout de terre appartient à sa famille maternelle. Enfant, elle y regarde les vagues en écoutant sa mère lui raconter des histoires. Elle manque de s’y noyer. Comme si, dès le départ, littérature et danger étaient liés. « J’ai mis dix ans à commencer mon autobiographie, confie-t-elle. En 2013, le poète Gregory Orr, mon professeur et mentor à l’université de Virginie, m’a conseillé d’attendre de me sentir en lieu sûr. Selon lui, je ne pouvais pas écrire en étant en colère ou blessée, je me serais fait encore plus de mal. » A cette époque, Safiya Sinclair a quitté la maison de son père, après qu’il l’a agressée avec une machette. Elle ne lui parle plus. Raconter cela dans une non-fiction aurait été ravageur. Au contraire du poème, avec ses ­allégories et ses métaphores « qui sont comme des fenêtres sur le dehors », affirme cette lectrice précoce de Sylvia Plath (1932-1963).
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